samedi 26 mars 2011

20. MILAN KUNDERA. Vocation : romancier.


Je relis le court essai de Sartre "Qu'est-ce qu'écrire ?". Pas une fois il n'utilise les mots roman, romancier. Il ne parle que de l'écrivain de la prose. Distinction juste :
L'écrivain a des idées originales et une voix inimitable. Il peut se servir de n'importe quelle forme (roman compris) et tout ce qu'il écrit, étant marqué par sa pensée, porté par sa voix, fait partie de son oeuvre. Rousseau, Goethe, Chateaubriand, Gide, Camus, Malraux.
Le romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Il est un découvreur qui, en tatônnant, s'efforce à dévoiler un aspect inconnu de l'existence. Il n'est pas fasciné par sa voix mais par une forme qu'il poursuit, et seules les formes qui répondent aux exigences de son rêve font partie de son oeuvre. Fielding, Sterne, Flaubert, Proust, Faulkner, Céline. L'écrivain s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des idées. Le seul contexte où l'on peut saisir la valeur du roman est celui de l'histoire du roman. Le romancier n'a de compte à rendre à personne sauf à Cervantes. (Milan Kundera, L'Art du roman, 1986).


                               


Après 1948, pendant les années de la révolution communiste de mon pays natal, j'ai compris le rôle éminent que joue l'aveuglement lyrique au temps de la Terreur qui, pour moi, était l'époque où "le poète régnait avec le bourreau" (La vie est ailleurs). J'ai pensé alors à Maïakovski; pour la révolution russe, son génie avait été aussi indispensable que la police de Dzerjinski. Lyrisme, lyrisation font partie intégrante de ce qu'on appelle le monde totalitaire; ce monde, ce n'est pas le goulag, c'est le goulag dont les murs extèrieurs sont tapissés de vers et devant lesquels on danse.
Plus que la Terreur, la lyrisation de la Terreur fut pour moi un traumatisme. A jamais, j'ai été vacciné contre toutes les tentations lyriques. La seule chose que je désirais alors profondément, avidement, c'était un regard lucide et désabusé. Je l'ai trouvé enfin dans l'art du roman. C'est pourquoi être romancier fut pour moi plus que pratiquer un"genre littéraire" parmi d'autres; ce fut une attitude, une sagesse, une position; une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée, conçue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi, révolte; J'ai fini par avoir ces dialogues étranges : "Vous êtes communiste, monsieur Kundera ? - Non, je suis romancier." "Vous êtes dissident ? - Non, je suis romancier." Vous êtes de gauche ou de droite ? - Ni l'un ni l'autre. Je suis romancier." (Milan Kundera, Les testaments trahis, 1993).
                                               
                                  

(...) les mots "la fin de l'Histoire" n'ont jamais provoqué en moi ni angoisse, ni déplaisir. Comme il serait délicieux de l'oublier, celle qui a épuisé la sève de nos courtes vies pour l'asservir à se inutiles travaux, comme il serait beau d'oublier l'Histoire ! (La vie est ailleurs). Si elle doit finir (bien que je ne sache pas imaginer in concreto cette fin dont aiment parler les philosophes) qu'elle se dépêche ! Mais la même formule, "la fin de l'histoire", appliquée à l'art me serre le coeur. Cette fin, je ne sais que trop bien l'imaginer car la plus grand epartie de la production romanesque d'aujourd'hui est faite de roman hors de l'histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés, règlements de compte romancés, autobiographies romancées, indiscrétions romancées, dénonciations romancées, leçons politiques romancées, agonies du mari romancées, agonies du père romancées, agonies de la mère romancées, déflorations romancées, accouchement romancés, romans ad infinitum, jusqu'à la fin des temps, sui ne disent rien de nouveau, n'ont aucune ambitions esthétique, n'apportent aucun changement ni à notre compréhension de l'homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l'un l'autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir. (Milan Kundera, Les testaments trahis, 1993)

                                 

                                                         150 citations. Voir également l'article de Didier Jacob. Et écouter l'émission Répliques (France Culture)
Le 9 novembre 2011 où l'on se souvient de la mort d'Yves Montand, où je participe au café-philo de Marc Alpozzo sur le thème de l'amitié, au Bar des Oiseaux, à Nice.
Le 4 décembre 2011, JOUR UN. 20 n'est pas un sombre dimanche...
                                
                                          Le site d'Erwens erwens
Le 30 décembre 2011

                             

3 commentaires:

  1. Traversant ces fragments de parole détachés au scalpel des pages de ses écrits, je frissonne. Ce n'est plus un roman inachevable c'est le cri de Munch, terriblement silencieux... Qu'est-ce qui se dit, s'écrit quand les mots ont déserté les mots ?

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  2. Léon Mazzella di Bosco, sur son blog, aura écrit:
    => Claude : Merci de ces extraits si justes, et qui disent combien Kundera est exigeant, voire intransigeant. Sa morale de l'écrivain, du romancier, est inflexible. Elle se situe à vingt mille lieues au-dessus du marigot littéraire ambiant, fait d'apparence et de vernis.
    (j'ai tenté, mais en vain, de coller ce mot sur ton blog)

    Écrit par : Léon | lundi, 04 avril 2011

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  3. voir aussi
    http://www.franceculture.com/emission-repliques-repliques-milan-kundera-dans-la-pleiade-2011-04-09.html

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